Monsieur le Ministre,
Monsieur le Délégué Permanent adjoint de la Fédération de Russie,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs et les Directeurs,
L’Ambassadeur de France, Son Excellence M. Daniel Rondeau, en déplacement à l’étranger, regrette vivement de ne pouvoir être parmi vous. Il me prie de bien vouloir vous transmettre ses chaleureuses salutations, très touché de cette marque d’attention que la Lituanie et la Fédération de Russie portent à ces deux écrivains français.
Lorsque Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir se rendent sur les dunes de l’Isthme de Courlande, à Paris, un homme, dont le bureau se situait au dessus de nous, était en pensée avec eux. Leur ami le plus proche, celui qui avait trouvé le surnom resté célèbre de «Castor» à Simone de Beauvoir, leur racontait les négociations internationales, les enjeux diplomatiques pour les droits de l’homme et pour la paix. Cet homme était le Directeur général de l’Unesco, René Maheu. Ensemble ils échangeaient sur le cours du monde et sur les cultures.
Une raison supplémentaire pour que cet évènement se tienne ici.
L’objet premier de leur voyage en Lituanie s’expliquait par la déclaration de Jean-Paul Sartre dans le premier numéro de la revue Les Temps Modernes, publié en 1945, alors que la France se remettait des blessures de la Deuxième Guerre mondiale. La voici: «L’écrivain est en situation dans son époque. Chaque parole a son retentissement, chaque silence aussi».
Cet engagement rejoint les thèmes de paix et de justice, chers à l’Unesco, créé en 1946. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ont eu, leur vie durant, soif de voyage. Ils voulaient découvrir par eux-mêmes les continents et les peuples, leurs souffrances et leurs espoirs. Lire ne suffisait pas, il fallait voir, sentir, comprendre. Echanger.
En 1965, l’un et l’autre ont atteint la célébrité et pris des risques. Sur le plan littéraire, Simone de Beauvoir a déjà publié des essais et plusieurs romans, dont Les Mandarins, prix Goncourt en 1954. Quelques années auparavant, en 1949, son essai Le Deuxième Sexe sur la condition des femmes avait suscité un débat tant national qu’international. La lecture de cet ouvrage avait alors changé la vie de nombreuses femmes de par le monde. Il s’agit, encore aujourd’hui, d’un des ouvrages français le plus traduit. Simone de Beauvoir rendit son manuscrit à son éditeur au moment même où, le 10 décembre 1948, Eleanor Roosevelt faisait enfin adopter à Paris la Déclaration universelle des droits de l’homme, déclaration dans laquelle les femmes furent reconnues comme citoyennes à part entière. Beauvoir avait aussi publié trois volumes de mémoires, où Sartre occupe une place majeure, chacun vendu à 50 000 exemplaires avant même leur parution. Et c’est dans le quatrième volume Tout compte fait, paru en 1972, année de l’adoption de la Convention du Patrimoine mondial, qu’elle rend compte de leur voyage aux dunes de l’Isthme de Courlande.
Jean-Paul Sartre, venait, pour sa part, de refuser le prix Nobel de littérature l’année précédente. Toute reconnaissance officielle était pour lui incompatible avec sa notion de liberté et d’indépendance du philosophe.
La publication des Mots, en 1964, ses souvenirs de jeunesse, avait connu un succès retentissant. Ses engagements contre la guerre du Vietnam étaient dans tous les esprits. Le recueil de son enfance était par ailleurs dédié à l’interprète soviétique présente auprès d’eux en Lituanie, Lena Zonina.
Ce sont donc deux écrivains philosophes habitués aux débats, auréolés de leurs combats pour l’indépendance des colonies qui posent le pied sur le sol de Lituanie. Tous deux viennent de vivre des épreuves dues à leur engagement politique, deux ans de clandestinité à cause de la guerre d’Algérie, tant les menaces de mort étaient constantes. L’appartement de Sartre place Saint-Germain-des-Prés avait été plastiqué, deux manuscrits pulvérisés. Il ne put jamais les reconstituer.
Dans le climat de la guerre froide, ces deux écrivains essayaient d’être des passeurs entre les hommes et les femmes de bonne volonté. Alors que l’histoire était traversée de tragédies – l’assassinat du président des Etats-Unis John Kennedy à Dallas, deux ans auparavant, était dans toutes les mémoires- les voici parvenus en Lituanie et sur les dunes. Simone de Beauvoir raconte:
« Un matin, nous avons aperçu un étrange spectacle : un homme habillé de toile cirée jaune était entré dans l’eau jusqu’à mi-cuisse, et il marchait en poussant quelque chose devant lui avec un bâton. C’était un filet qu’il a vidé sur le sable… Il cherchait à ramasser de l’ambre. L’ambre transparent dont on fait en URSS de si beaux colliers provient en partie de cette côte.
Nous avons vu, à quelque distance de Palanka, une maison où Thomas Mann a séjourné: elle est perchée au-dessus de la mer, en haut d’une falaise et à l’orée d’un bois dans une parfaite solitude; elle héberge à présent des écrivains. Le site est très beau, mais plus belles encore sont, à quelques kilomètres, de hautes dunes blanches ; un grand vent soufflait qui nous faisait trébucher tandis que nous les escaladions; nous nous sommes assis au sommet et nous avons contemplé la mer d’un bleu aigu qui baignait les abruptes collines d’un sable étincelant comme de la neige ».
Etrange et fascinant spectacle que ces deux êtres, unis par le lien de l’écriture, balayés par les vents. Sartre détestait la chlorophylle, mais il est là question de sable et d’immensité, tandis que Simone de Beauvoir a, sa vie durant, épuisé amis et proches par ses marches de trente kilomètres à un rythme forcené.
Certaines de ces photos sont ancrées dans la mémoire collective par leur beauté et leur vérité. Celle reprise en couverture de Libération lors du décès de Sartre en avril 1980 figure parmi les plus symboliques. Pour d’autres, Sartre et Beauvoir sont là, au carrefour du ciel, de la mer et des dunes, elles aussi passerelles entre plusieurs peuples. Les voici, ces porteurs de paix pris dans la force des éléments naturels contre lesquels ils ne peuvent lutter, deux êtres avides de poursuivre leurs chemins de liberté.
Merci à Antana Sutkus pour ces images dont la puissance rend hommage à ces deux géants du XXème siècle. Merci à la Lituanie et à la Fédération de Russie d’honorer, à travers ce site si représentatif du patrimoine mondial, la photographie et l’écriture. Ces clichés saisis voici près de soixante ans contribuent à faire rayonner les idéaux de liberté et de fraternité chers à l’Unesco. Aussi nous souhaitons à ces portraits, comme à cette illustre Organisation, une longue et belle vie.